L’Arménie par ses légendes et retraits, ses mythes. Roman enchanté des préservations d’un village qui parvient, croit-il, échapper à l’Histoire quand il en accueille les rescapés et, surtout, quand Susanna Harutyunyan parvient à restituer l’attachement de ses récits, la fragile préservation de sa magie, le poids de traditions dont le respect serait déjà fiction, prudent retrait du monde tel que mal il va. Le village secret se révèle un joli récit des horreurs du XXe siècle arménien — du génocide au communisme — précisément dans sa volonté d’en dire surtout les manières de s’en soustraire, les façons dont le roman aborde la vérité de ce que nous sommes dans les ellipses, par les récits, et autres pensées de l’immuable, auxquels nous nous confions.
Nous n’avons, ici, guère l’occasion de lire de la littérature arménienne. Fidèle à son projet, les belles éditions Argonautes continuent de nous faire découvrir la littérature européenne, nous en faire entendre la diversité, les très jolies voix étrangères qui en constituent l’indispensable différence. Dans ce roman de Susanna Harutynyan, nous retrouvons une des questions fondatrice du roman : de quoi serait le nom la modernité, quelle vie collective, rites et pratiques quotidiennes, elle nous éloigne, comment en préserver l’écart, comment reconstituer ce passé qu’il est aussi difficile d’enjoliver que, sans doute, d’entièrement s’en détacher ? Nous pouvons d’ailleurs penser que l’autrice le fait assez habilement : Le village secret reste un accès facile à la culture arménienne, à ses mythes, à son pittoresque aussi sans doute en partie. Un mode de vie dont la beauté, le charme, la distanciation, passent toujours par une forme de déni. Tout le roman nous décrit un village qui se veut préserver, de tout, jusqu’à prétendre vivre dans un merveilleux immuable dont Susanna Harutyunyan jamais ne nous épargne l’apprêté, la cruauté parfois aussi, disons surtout le concret de cette survie au jour le jour. Nous avons d’abord le personnage de Sato, sage-femme, guérisseuse qui survit dans l’alcool et les contre-dons réclamés pour sa pratique : avortements et naissances, Le village secret montre la très encombrante place du devenir de l’enfant, des rites et sacrifice, conformation et immobilisme par prostration aussi sur sa réputation, sur tout ce qui pourrait entacher le devenir. Tout ceci étant mis en récit avec une admirable, empathique, distanciation ironique. Sans doute, tentons l’hypothèse, par un savant jeu sur les grincements de la temporalité, osons même sur la construction de l’immuable, cette croyance que rien ne viendra perturber l’équilibre, en retrait donc, de ce village qu’Harout préserve. Peut-être sont-ce les arrangements qui font récits, chacun compose, se montre rétif au moindre bouleversement. Le récit se construit alors dans un chamboulement de ce qui avant et après se produit, un léger décalage à la linéarité, à l’explication entièrement logique aussi. L’immuable, dès lors, ce serait un récit qui tourne sur lui-même, se refuse à se terminer. Les traditions, si savamment interrogées ici, sont préservées sans doute surtout par ceux et celles qui viennent de l’extérieur, par ceux et celles qui en incorporent et en prolongent le récit. Vato ainsi, une étrangère ramenée par Harout, chaque soir racontera, étirera, le récit des aventures d’un prince qui jamais ne vieillit. On sait tout ce que le roman doit à l’illusion, à son invention également, d’un temps immobile.
Il n’y a rien d’exceptionnel dans la vie, c’est nous qui décidons de ce qui l’est, par le nom que nous donnons aux choses et le regard que nous posons sur elle.
Susanna Harutyunyan invente un monde sans doute pour dire tout ce qui le menace, refuser les incursions extérieures pour mieux en dire le poids. Le récit commence alors par l’intrusion de la beauté, c’est le sens littéral du prénom de Nakhchoun. Harout, toute sa vie, tentera de la sauver, de l’aider elle et ses jumelles sans père. Toujours le roman oscille entre son aspect de conte et de quasi enquête ethnographique ; écoute sceptique de sa magie. On aime vraiment la façon dont jamais l’autrice ne commente son récit, laisse au lecteur le choix d’en entendre toutes les implications. Pourtant, dans la répétition des rituels, le temps passe, les malheurs du dehors finissent par s’imposer. Toujours avec cette légèreté de la souriante incroyance de Susanna Harutyunyan. Insidieusement, la dictature communiste impose sa misère, sa volonté de tout soumettre à sa vision du monde. Bien sûr, le mythe commence à la disparition de ceux qui en sont vecteurs. Le village secret rythme ses récits, change alors ses magies, enregistre les pertes et cette autre forme de déni qui prospère en dictature. Peut-être ne reste-t-il que le sens de la répartie, la moquerie, ce bagout populaire, cette vivacité de la langue et de ses inventions dont Le village secret si bien rend compte.
Un grand merci aux éditions Les argonautes