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Eternité

Ma mère ne m’avait pas attendu : elle avait extrait les pommes de terre et les avait entassées dans un espace entre le champ encore vert et le jardin. Quand je l’ai appelée «ma[1]», elle avait déjà renversé le seau des pommes de terre sur le tas qui était là ; et les pommes de terre, comme des mouches sur des confiseries, roulèrent par terre dans tous les sens.

Je l’ai appelé encore une fois :

– Ma !

Ma mère vieillissante posa ses seaux au sol et se retourna. Elle a ouvert ses bras, elle ne s’attendait pas à me voir. Comme si elle voulait me prendre dans ses bras de loin, puis ses bras sont retombés sans force, le long de son corps, avec la quiétude d’un oiseau frappé en l’air, en plein vol. Des lueurs de regret brillaient dans son regard. Si elle avait couru vers moi, si elle m’avait pris dans ses bras et m’avait embrassé, l’hélicoptère qui tournait au-dessus de nos têtes aurait compris que j’étais cher pour elle et il aurait tiré sur moi. Comme l’agneau voué au sacrifice, ma mère regardait à droite et à gauche, impuissante, puis elle a maudit en regardant vers le ciel. Je l’avais compris, toute la journée, elle avait travaillé dans le jardin avec le peur au ventre, peur qu’on la tue.

Elle m’a dit :

– Heureusement que tu es venu.

Je lui ai répondu avec un étonnement d’enfant :

– Comment pourrais-je ne pas venir ?

Ma mère, avec la retenue d’une femme en deuil, a secoué la tête.

– Allons.

Nous avons marché silencieusement vers le puits. Les seaux vides se balançaient dans les mains de ma mère comme des espoirs perdus. L’hélicoptère nous suivait pas à pas, avec son vrombissement terrible, il tuait en nous l’envie de parler. Quand nous sommes arrivés au puits, ma mère a déposé les seaux. Nous n’avions plus parlé. Je nettoyais les restes de feuilles mortes d’automne collées à mes chaussures et je voulais demander à ma mère des nouvelles de la famille. Quand ma mère s’est penchée au-dessus du puits et qu’elle a cherché de regard quelque chose dedans, je le lui ai demandé avec la précaution de quelqu’un qui ouvrait la porte de la cage d’un chien enragé.

– Où sont-ils ?

Ma mère a levé sa tête vers le ciel, et m’a grondé en appuyant du regard.

Elle a dit :

– Cette année, les plants sont bien conservés.

Je me suis penché et j’ai regardé le fond du puits. Les plants avaient été conservés comme toutes les années précédentes. Ma mère avait dit ça, juste comme ça, juste pour dire quelque chose. Dans sa voix on sentait une frayeur intense. J’ai compris que mes proches n’étaient plus. Ils avaient été probablement tués lors du bombardement, ou ils étaient portés disparus, ou bien, ce qui encore plus terrible ils avaient été faits prisonniers.

J’ai essayé encore une fois de demander :

– Où sont-ils ?

Contrainte ma mère a répondu :

– Dieu seul le sait.

En général, elle parlait comme ça. Elle clouait ses lèvres à la liberté de parole et sa parole était absente de l’espace qui était entre nous, bien que, dans son regard, il y avait des montagnes de paroles accumulées. Un instant j’ai eu l’impression que l’hélicoptère avait des oreilles secrètes placées autour de nous, que ma mère le savait et, avec son air figé, elle voulait me le faire comprendre. Avec les précautions de ces malades atteints du mal de la méfiance, j’ai jeté un regard circulaire sur le jardin ; c’était bien notre jardin et il n’y avait rien d’étrange dans notre jardin. Si les arbres n’étaient pas les oreilles de l’hélicoptère, donc c’était moi et ma mère qui l’étions.

Ma mère me dit en tendant ses mains :

– Donne-moi les seaux.

Elle dit :

– Mets les pommes de terre gâtées de côté, ce n’est pas la peine de les semer. Toute graine donne du fruit comme elle, mauvaise graine, mauvais produit.

J’ai commencé à trier les pommes de terre gâtées. Ma mère mettait rapidement dans les seaux le reste et elle les transportait dans le champ où nous allions les planter.

Avec l’application des abeilles à la recherche du nectar, nous avons travaillé et transporté toute la journée les pommes de terre à planter ; le terrain était grand, il fallait tout planter. Jusqu’à la tombée de nuit, nous avons pu juste sortir les pommes de terre à planter, les trier et les entasser à côté du terrain.

L’hélicoptère continuait de tourner autour de ma tête, avec le piètre orgueil du coq satisfait de lui-même. A la fin de chaque tour, le soldat sortait sa tête du hublot de l’hélicoptère avec grande attention, il analysait nos mouvements et agitait avec fierté son fusil. Je ne comprenais pas les raisons de cette fanfaronnade, bien qu’il fût très intempestif. Cet orgueil évoquait celui des filles sans vergogne qui remuent leur derrière sous le nez des hommes. C’est aussi avec ce même orgueil que le président lisait son prochain programme concernant le développement économique. Nous connaissions cet orgueil depuis déjà quelques années.

Avec l’audace d’un animal habitué à ses chaînes, ma mère et moi n’avions plus peur du soldat, même si ça ne nous plaisait pas de l’avoir au-dessus de nos têtes. Probablement, il voulait qu’à la fin de chacun de ses tours autour de nos têtes, nous nous rapetissions de peur. Nous le regardions du coin de l’œil et, à ce moment, nous ne pensions même pas à la mort. Le soldat était devenu pour nous une illusion oscillante mais omniprésente dans le ciel. Nous avions juste une préoccupation : planter à n’importe quel prix la partie de la terre qui nous appartenait.

Ma mère a dit :

– Il ne faut pas laisser la terre refroidir, sinon cela ne germera pas.

J’ai regardé la terre en éveil. La chaleur avec l’intensité dense de brume montait de la surface de la terre, en emportant avec elle les chuchotements de ma mère.

L’hélicoptère continuait à tourner en haut de nos têtes. Comme un train-jouet qui circule avec une régularité précise et inexorable, il tournait dans le cercle conçu par lui-même. Le soldat répétait et apprenait tous nos gestes par cœur. Autant les tours de l’hélicoptère du soldat se répétaient au-dessus de nos têtes, autant notre sentiment de responsabilité grandissait face aux plants répandus au soleil et la terre étalée sous nos pieds.

– Cette année le temps s’est adoucit tôt,- dis-je.

Ma mère a pris les seaux et a dit :

– Ouiiii.

Quand je me suis penché au-dessus du puits, pour remplir le seau, les tirs ont éclaté. Ma mère n’a pas eu le temps de vider les seaux qu’elle avait dans les mains. Les seaux se sont décollés de ses bras tremblants et ont roulé par terre. Ma mère est tombée sur le tas de pommes de terre la tête en avant. Le soldat a fermé le hublot et a attendu. Il croyait que j’allais courir aider ma mère.

J’étais recroquevillé au fond du puits et je ne pouvais faire aucun mouvement. Ma mère, comme du sang malade, était coagulé dans mes veines. J’étais glacé de terreur, je demeurais raidi dans le puits.

Ma mère était tombée sur le tas de pommes de terre, comme elle était debout quand je suis arrivé, ses bras étaient étendus comme les ailes d’un oiseau blessé. De l’intérieur du puits, je ne voyais que ses bras. L’horizon restreint du puits ne me suffisait pas pour tout voir. Comme un lapin endormi, les yeux écarquillés, je regardais dehors mais je ne voyais rien. Un point noir vrombissait et vrombissait au-dessus de ma tête. Ce vrombissement me gardait alerte et j’essayai de ne pas m’évanouir.

Le jardin était tranquille. La vapeur blanche de la chaleur continuait à monter de la surface de la terre, en emportant avec elle l’histoire du jour.

Le vrombissement de l’hélicoptère s’était accumulé dans la plénitude de la journée, il ne s’arrêtait pas, il devenait de plus en plus symétrique et figé. J’ai compris que l’hélicoptère était comme suspendu au-dessus du puits. Est-ce qu’il m’avait trouvé ? Ou est ce qu’il vrombissait par hasard dans ce coin ? J’avais peur de sortir ma tête du puits pour vérifier. Je voyais juste ce que le puits me permettait de voir. Les yeux grands ouverts, je regardais le tas de pommes de terre où était étalée ma pauvre mère… Elle ne bougeait pas, elle ne m’appelait pas, il était clair qu’elle était morte.

Enfin l’hélicoptère bougea. Comme avant, il volait dans le périmètre du jardin. Le soldat m’attendait. Il était convaincu que je ne pourrai pas tenir longtemps, qu’à chaque instant je pourrais courir près du cadavre de ma mère. Il l’avait bien compris. Ce serait normal ainsi. Je n’étais quand même pas un lézard, je n’allais pas fuir et laisser ma queue à l’ennemi. Comment pourrais-je ne pas courir auprès du cadavre de ma vieille mère. L’animal abattu rampe toujours, lorsqu’il est relâché avant qu’il perde tout son sang. Le soldat attendait que je rampe. Ainsi, probablement, le sentiment de l’importance personnelle du soldat serait comblé et il en deviendrait encore plus orgueilleux. Mais, je n’avais pas l’intention de me montrer. Le soldat avec la prudence d’un renard caché avait sorti sa tête de l’hélicoptère et inspecté le jardin. Il m’avait perdu, et moi comme une pomme de terre germée, je me suis glissé par terre.

Le fait que je n’apparaisse pas irritait le soldat. L’incertitude l’humiliait. Il n’avait pas prévu d’attendre aussi longtemps. Du haut de son regard scrutateur il inspectait la terre. Il régnait un silence insupportable dans le jardin. Je voulais que ce silence se rompe, même avec le vrombissement de l’hélicoptère, qu’il dévie son attention du jardin, du tas de pommes de terre, où, ma mère, impuissante, s’était conciliée avec la mort.

Bientôt, le silence a commencé à faire souffrir aussi le soldat. Le jardin s’étalait insouciant dans le silence, et ainsi, lui faisait comprendre sa propre erreur. Le soldat a sorti sa tête, il s’est penché en dehors de l’hélicoptère jusqu’à la taille et a commencé à cibler tous les endroits du jardin. Il ne voulait pas abandonner cette image du coq ronflant qui grandissait en lui, il s’était fixé comme objectif de picorer pour trouver le gros vers qui était sa part pour l’avaler. Mais pour le moment il n’y parvenait pas. Il ne trouvait rien entre les branches couvertes de bourgeons des arbres plantés loin les uns des autres.

L’hélicoptère tournait sans arrêt. Il tournait et tournait sans cesse et à la fin de chaque tour, il tirait abondamment. La rage avait aveuglé le soldat. Il tirait sur place, sans but, sans vouloir tuer quelqu’un ou détruire quelque chose. Il le faisait juste pour se détendre.

Les balles partaient comme des essaims en bourdonnant, d’un bout à l’autre du jardin en noircissant immédiatement le territoire envahi.

Les tirs ont cessé quelques instants. Les mains du soldat devaient être fatiguées, puis, tout d’un coup, elles se sont mises à revivre, comme la respiration de quelqu’un en agonie, arythmique. Les tirs étaient braqués maintenant seulement à un point, ils provenaient de la même distance et avec la même durée. Je me suis étiré dans le puits. Je me suis dressé et j’ai sorti la tête du puits pour chercher ce point sur lequel le soldat tirait. Il tirait sur le cadavre de ma mère. Ceci, c’était le spectacle que le soldat avait gardé pour la fin, et c’était les représailles surprises qu’il m’offrait. Il était sûr que je voyais aussi bien le jardin que lui. C’est moi que le soldat voulait exaspérer, faire enrager. Le soldat était convaincu que je n’avais plus la force de résister. Il pensait que j’allais sortir et courir fou de chagrin, comme un lapin hypnotisé par le serpent, et là il aurait pu m’avaler, alors je me serais levé, et j’aurai éclaté de chagrin.

Les tirs devenaient de plus en plus forts. Les tirs n’arrêtaient plus, parfois juste une petite pause. Les pommes de terre sautillaient nerveusement autour du cadavre de ma mère. Ma pauvre mère, ces soubresauts faisaient sautiller son cadavre. Je regardais le cadavre de ma mère qui sautillait sous les tirs du soldat et je ne me pardonnai pas de ne pas avoir fermé ses yeux au dernier moment. Je m’étais recroquevillé de douleur dans le puits et je gravais dans ma mémoire la violence des images du jardin.

Je flagellais mon âme ravagé.

L’hélicoptère ne tournait plus, mais, comme un tracteur défectueux, il écrasait le ciel.

L‘essaim noir des tirs avait envahi le monde. J’étais fondu dans la terre avec la légèreté d’un grain. Et mon cerveau souffrait comme une dent couvert de pus.

Même un saint n’aurait pu respirer cet air et en serait mort…


[1] Abréviation de maman avec une note d’affection (Ndt)

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