Rencontre avec Susanna Harutyunyan, la grande dame de la littérature arménienne
Aux Argonautes nous sommes particulièrement fiers d’avoir découvert Le Village secret, roman lumineux d’une grande autrice arménienne.
En septembre dernier, l’enclave du Haut-Karabakh était annexée par l’Azerbaïdjan, entraînant le départ sans retour de plus d’une centaine de milliers d’Arméniens. Cet exode forcé s’inscrit dans une histoire arménienne plus vaste et plus ancienne, faite de dépossession et de souffrances.
Au moment où le peuple arménien est de nouveau menacé, Les Argonautes Éditeur publie une première traduction lumineuse d’une grande autrice arménienne.
Avec Le Village secret il s’agit d’un texte complètement différent de ce que nous publions en général, c’est à dire, la littérature européenne contemporaine, ambitieuse et le plus souvent à la pointe de la création littéraire internationale. Susanna Harutyunyan est une autrice très connue et très aimée en Arménie. Grâce à sa formidable agente littéraire Arevik Ashkharoyan, elle est traduite dans plusieurs langues, mais seulement depuis peu. Nous étions donc extrêmement fières de découvrir son magnifique roman.
La traduction de Nazik Melik Hacopian-Thierry nous est parvenue dans une version encore assez brute. Un texte comme un paysage montagneux, proche de sa langue d’origine, et dont l’inventivité des images, la personnification récurrente des vents, si puissants dans cette région, les coutumes et le charme des habitants du village, nous ont tout de suite éblouies.
Nous étions très touchées par les impressionnantes descriptions de nature, par l’histoire de l’Arménie qui se dessine au travers des destins des habitants, par les différentes phases des persécutions des Arméniens.
Travailler ensemble avec la traductrice sur un texte comme Le Village secret, entièrement hors du temps et des influences de son époque, est une expérience magnifique. Parfois on se sent un peu comme une archéologue, à explorer des sites que personne d’autre ne semble encore avoir découverts… Enfin, peut-être sommes-nous un peu romantiques aux Argonautes, mais vous allez voir, en lisant Le Village secret, que découvrir ce texte entièrement intemporel est une aventure littéraire insolite !
Dans Le Village secret, Susanna Harutyunyan imagine un sanctuaire, dans lequel les rescapés arméniens auraient trouvé refuge. Niché dans les montagnes près du lac Sevan, un village arménien vit à l’insu du xxe siècle. Des massacres ottomans aux persécutions soviétiques, ce lieu clandestin offre un refuge à qui le souhaite, à condition de se plier aux lois de son énigmatique leader Harout – le seul à fréquenter le monde extérieur.
Lorsque le Génocide de 1915 apporte une nouvelle vague de rescapés, les habitants se montrent méfiants : parmi eux se trouve une jeune femme enceinte de l’ennemi. Le destin de celle que les villageois appellent Nakhchoun, « beauté », semble plus qu’aucun autre ébranler l’intransigeant Harout. Mais un enfant issu de tant de violence a-t-il le droit d’exister ? Le secret du village serait-il en danger ?
À travers des images poignantes, des portraits fascinants des villageois et des descriptions de paysages sublimes, Susanna Harutyunyan conjugue les malheurs du peuple arménien à la poésie de ses légendes et nous transporte dans un monde hors du temps.
Susanna Harutyunyan a bien voulu répondre aux questions de l’équipe des Argonautes :
Susanna Harutyunyan, tandis que nous travaillions sur la traduction française de votre livre, dans lequel des rescapés du génocide arménien trouvent refuge dans un village caché, l’Arménie a dû accueillir plus de cent mille réfugiés du Haut-Karabakh. Les événements du présent résonnent douloureusement avec ceux de votre roman. Pouvez-vous nous décrire la situation actuelle depuis votre perspective ? D’après vous, quel lien pourrait-on faire entre votre roman Le Village secret et cette actualité ?
J’ai écrit d’autres histoires et romans sur la guerre, dans lesquels les incidents décrits se sont réellement produits. Ces événements-là, je les ai regardés de loin, je pouvais donc être un peu neutre. Bien que si je vivais dans le même village que presque tous les héros et qu’ils faisaient partie de ma biographie, je n’ai vu que leur souffrance mentale, ils ne se faisaient pas tuer, voler, capturer sous mes yeux… À l’époque, cela me surprenait toujours qu’on puisse les considérer comme des survivants, car eux aussi avaient été tués, leur mort se répétant encore et encore à chaque mot, chaque histoire, chaque souvenir.
» Eux aussi avaient été tués, leur mort se répétant encore et encore à chaque mot, chaque histoire, chaque souvenir. »Susanna Harutyunyan
Dans le cas du génocide du Karabakh, la situation est différente. À présent, tout se passe sous mes yeux et que cela me plaise ou non, j’y participe. À présent, il n’est plus possible de regarder les événements depuis une position neutre, et mon impuissance à influencer le cours de ces événements augmente encore plus ma douleur. À présent, c’est moi qui ne cesse de mourir.
Selon vous, que peut la littérature face à la violence, face au drame d’un génocide ou d’une guerre ?
Malheureusement, ceux qui attaquent les pays ou les peuples voisins ne lisent pas et ne s’instruisent pas en littérature. Sinon, étant donnée la splendeur de la littérature mondiale, il n’y aurait pas de violence ni de guerres dans le monde. La littérature n’est qu’une prière, la prière fervente d’une victime, exprimée dans l’espoir naïf d’être un jour entendue.
» La littérature n’est qu’une prière, la prière fervente d’une victime, exprimée dans l’espoir naïf d’être un jour entendue. « Susanna Harutyunyan
En tant qu’écrivaine arménienne, que signifie l’Europe pour vous ? Que vous évoque ce mot ?
Afin de vous faire une opinion sur une chose, vous devez d’abord la connaître. À l’exception de deux mois cette année où j’étais en Roumanie, je n’ai pas vu l’Europe. Dans ma jeunesse, la littérature européenne était pour moi celle qui nous parvenait après la censure communiste. Dans l’un de mes romans, je compare l’Amérique au troupeau de David de Sassoun, mais maintenant je dirais la même chose de l’Europe. David de Sassoun est l’un des personnages principaux de notre épopée. Lorsqu’on fait de lui un berger, il ne sait qu’une chose au sujet de ce travail : qu’il doit y avoir des animaux dans le troupeau. Alors, en plus des agneaux, il rassemble toutes sortes de bêtes sauvages, venant des montagnes et des champs, et les ramène au village. Contrairement aux animaux qui ne peuvent pas tous être dans le même troupeau – les loups dévorent les agneaux, les lions se nourrissent de cerfs, etc. – les humains de différents groupes peuvent vivre au même endroit, et c’est réconfortant, même s’ils finissent par perdre leur unicité et que cela les rend moins intéressants.
Née en 1963 au bord du lac Sevan, Susanna Harutyunyan est l’une des écrivaines les plus influentes d’Arménie. Son travail a été traduit en une dizaine de langues. Pour son roman Le Village secret, elle a été récompensée par le Prix présidentiel de littérature en 2016.